jeudi 24 novembre 2016

Lettres à l'inconnu

18 décembre 1938

Cher Monsieur Georg Liebermann,

Les temps sont durs. N’embellissons point les choses. Vous vous croyez armé de courage, je vous plains. La liquidation de votre banque s’effectuera dans peu de temps. Tôt ou tard, vous allez finir comme les autres, sans honneur ni dignité. Votre vie se complaît dans un espoir écoeuré. Vous auriez pu fuir, mettre à l’abri votre femme. Je vois bien que vous n’avez pas changé. Toujours aussi avare et arrogant que quand je vous ai connu. Misérable que vous êtes! Mais revenons à ce qui importe. Si je vous écris cette lettre ce n’est pas pour vous déclarer mon dédain mais pour vous proposer un accord. Je n’ai jamais pu résister au charme de votre femme. Ma flamme pour elle brûle depuis que je l’ai vue pour la première fois. Elle aurait dû me choisir, mais elle a préféré votre sourire d’hypocrite. Cependant il n’est pas trop tard. Je peux lui offrir ce que vous lui avez ôté: une vie. Le bonheur sera incomplet, je sais bien, mais dans mes bras elle sera en sécurité.

Pour votre part, je vous aiderai dans vos affaires. J’ai des contacts et les moyens nécessaires pour vous procurer ce qu’il faut.

Veuillez agréer mes salutations les plus distinguées,

Paul Kraus



12 février 1939


Mon cher Georg,

Paul me traite bien. L’appartement est grand mais modeste. J’ai ma propre chambre. Cela ne fait que quelques jours que je suis enfermée ici et je m’ennuie déjà. Pour des raisons de sécurité, je n’ai pas le droit de sortir et Paul rentre tard. Tu me manques. 


Paul m’a accordé de t’écrire. Il te passera la lettre. 

Lucia 



20 février 1939


Ma chère Lucia,


Tes mots m’ont paru très secs. Ne m’en veux pas, je t’en supplie. Tu sais bien que j’aurais préféré te garder près de moi mais je ne puis me permettre un tel luxe. De te savoir protégée est ma seule étincelle dans l’obscurité. Mon seul réconfort est de t’imaginer heureuse, même si cela signifie de te perdre.


Georg

6 mars 1939

Mon cher Georg,


Si le papier est froissé, c’est à cause des larmes versées que je ne puis retenir plus longtemps. Je ne t’en veux point mais cela me déchire le cœur de ne pas pouvoir te sentir près de moi. Je m’exposerais à tous les orages pour parvenir à t’effleurer une dernière fois. Je mourrais pour m’épanouir dans tes bras! Et quand l’angoisse s’en prend à moi, j’allume le feu de nos souvenirs d’été et je brûle, je brûle pour toi. Je t’aime, Georg. Sache que quoi qu’il arrive, mon cœur t’appartient. Te rappelles-tu de la première fois que ces mots en flamme se sont décrochés de nos lèvres dans un instant d’ivresse? La vie était belle, l’air léger. 

Ne m’oublie pas,

Ta femme, Lucia



23 mars 1939 

Ma chère Lucia,

Comment t’oublier? Dés que pense à toi, je me sens comme le garçon que j'étais, d’à peine quinze ans et je ne puis cesser de sourire bêtement. Alors que les cordes de mon coeur jouaient Chopin, à présent Mozart s’élance aux battements accélérés.

Mais pourquoi te mentir? Pourquoi nous noyer dans une extase amoureuse, lorsque la mort sonne à la porte. J’ai peur, Lucia. Ma fin arrive. Je le sens. La Gestapo va venir me chercher. Elle n’est pas loin. Ne sois pas triste. Je t’aime.

Georg



14 avril 1939

Mon cher Georg,

Je refuse de croire cela. Aujourd’hui Paul m’a raconté une rumeur sur des communistes à l’est. Malgré tout je n’ai pas perdu espoir. L’Allemagne sera libre à nouveau et nos corps pourront enfin s’enlacer. 

Lucia


2 mai 1939


Ma chère Lucia,

Cette fois-ci Paul ne m’a pas ramené de lettre. Il n’a pas voulu m’expliquer pourquoi. Dis moi, mon amour, qu’ai-je fait? Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Est-ce moi ? Pardonne moi. J’avais tort dans ma dernière lettre. Je survivrai. Pour toi. Et je sais que tu ferais de même.

Georg



Mon cher Georg,


Paul est venu à nouveau les mains vides ce soir. Je ne comprends pas. Réponds-moi, s’il te plaît.

Lucia 



20 mai 1939
Ma chère Lucia,

Tout est si silencieux. Si au moins je pouvais crever cette bulle d’ignorance! Lucia, réponds-moi. J’ai besoin de tes mots. Tes paroles sont mon eau, mon seul remède aux souffrances. J’ai perdu quasiment toute ma clientèle. L’argent me suffit à peine.

Paul ne peut plus m’aider.
Je ne sais plus quand est-ce que j’ai mangé pour la dernière fois.
Je ne rêve plus de toi.

Pardonne moi.

Je suis à table. Seul. Devant moi un panier de fruits et de pain. Je tends ma main et quand je suis sur le point de croquer dans la pomme, elle tombe à mes pieds et fond dans une masse noire qui avale tout le sol.

Georg



Mon cher Georg, 

J’ai peur. J’ai si peur. As-tu remarqué ? Je n’écris plus la date. Je ne la connais plus. Paul m’a demandée en mariage. Je l’ai frappé. 

Lucia


5 juin 1939
Ma chère Lucia,

Cela fait maintenant quatre mois que je n’ai pas de nouvelles de toi. Comment est-ce possible? Lucia, ne m’abandonnes pas, je t’en supplie. Ne m’abandonne pas. Je ne sais comment survivre à cet enfer sans toi. Es-tu toujours là? Dis moi oui, je t’en supplie. Un seul oui ! Ô mon cœur ! Je ne le sens plus.

Georg



12 juin 1939

Paul m’a annoncé le mariage. Il m’a montré la bague.




Mon cher Georg,

La maison a pris feu. Quelqu’un a dû s’apercevoir de mon existence. Il ne me reste que quelques papiers que j’ai pu sauver. Les autres ont brûlé. Il fait noir. Je ne puis voir ma main et le papier sur mes genoux. Ma main tremble. La cendre s’infiltre dans mes poumons, s’incruste dans ma peau et je tousse et tousse ... Et tousse. 

Je n’arrive pas à ouvrir la porte. Silence complet. Mourir, vivre. Comment les distinguer ? Est-ce que ça vaut la peine de souffrir pour mourir? 

La fumée m’égorge. 

Je survivrai.

Je survivrai.

Je 




21 juin 1939
Ma lueur, mon ange, mon espoir. Les mots me manquent. Paul est venu m’annoncer la mort de Lucia. Il m’a remis sa lettre. Je ne veux pas y croire. Je me délivrerai de cette obscurité pour la rejoindre dans un monde ailleurs, mais l’espoir m’en retient. Quel cruel espoir qui me berce dans ses serres. Peut-être était-ce une erreur? Une farce sadique du destin?

Morte. Comment est- ce possible? Elle! Non.

Le verre est devant moi.

Le poison du malheur me mènera au bonheur.


 
Mon cher Georg,  

Paul est venu me sauver. Demain il m’emmènera chez sa sœur. L’encre ne suffit plus. C’est donc peut-être la dernière lettre que je t’écris pour un certain temps.  

Lucia
Texte: Kyra Häfner Pedreira